jeudi

Cessons de parler de "Révolution du Jasmin !"

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Extrait du Premier Chapitre (p37-p40), quelques réflexions à propos de l'indécence de la formule "Révolution de Jasmin"

Y'en a marre de la «Révolution du Jasmin»!

Le journaliste et essayiste Akram Belkaïd s'élève contre l'association indécente de la révolte du peuple tunisien contre la dictature à une expression léguée par le régime Ben Ali.

Fleur de jasmin by akk_rus via Flickr
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La commémoration du premier anniversaire de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, point de départ de la chute du régime de Ben Ali, a fait refleurir l’expression «Révolution du jasmin», notamment dans les médias français. Au grand dam du journaliste et essayiste Akram Belkaïd qui, dans son ouvrage Être Arabe Aujourd’hui, s’était élevé contre l’emploi de cette formule qu’il juge «indécente». Extraits:
Cessons de parler de «Révolution du Jasmin»! Ce qui s’est passé en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 n’a certainement pas été une promenade de santé ni une ballade au doux parfum hivernal. Ce fut une vraie révolution sanglante qui, contrairement à une idée reçue, ne s’est pas simplement déroulée sur Internet et ses réseaux sociaux. À Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, Metlaoui, Jendouba, Souk Jedid, Kef et même à Sousse, Sfax et Tunis, les forces de police et les snipers du régime n’ont eu aucun scrupule à ouvrir le feu, tuant par balles près de 300 personnes en moins d’un mois. Mais la détermination des manifestants était sans faille. Ils voulaient en finir. «El-Chaâb yourid isqat el-nidham» —le peuple exige la chute du régime— a été l’un des slogans emblématiques du Printemps arabe scandé à pleins poumons sur l’avenue Bourguiba de Tunis avant d’être repris sur la place al-Tahrir au Caire, mais aussi sur la place de la Perle à Manama, dans les rues de Benghazi puis dans celles de Damas.

Les Tunisiens méritent mieux

C’est en pensant aux morts, à la violence de la répression et au courage des manifestants, que je m’élève contre l’utilisation indécente de l’expression «Révolution du Jasmin» pour désigner la révolte du peuple tunisien. Entendue dès les premières heures qui ont suivi la fuite de Ben Ali, elle est devenue le raccourci obligé des journalistes et des commentateurs, qui trouvent que cela donne un charmant zeste d’exotisme et y voient une analogie bienvenue avec la révolution des œillets, au Portugal, en 1975. Je reconnais l’avoir moi-même utilisée, mais nombre d’amis tunisiens m’ont depuis convaincu de son caractère détestable, à plus d’un titre. D’abord, il faut se souvenir que cette formule de carte postale a servi à désigner la prise de pouvoir de Ben Ali en novembre 1987.

Ensuite, n’oublions pas que le yasmine (le jasmin en arabe) renvoie à l’image pacifique et docile de la Tunisie. Dans le monde arabe, et plus encore au Maghreb, on a souvent moqué les Tunisiens pour leur soi disant manque de courage et de virilité. Dans un ouvrage précédent, j’ai rappelé cette anecdote où, en pleine guerre d’Algérie, un écrivain algérien rendait hommage «au peuple frère du Maroc et au peuple soeur de Tunisie»…

Au-delà du caractère misogyne du propos, c’était oublier que, bien avant que naisse le FLN algérien, les premiers fellaghas étaient des nationalistes tunisiens et que leur pays avait connu, lui aussi, son lot de révoltes et de soulèvements contre l’ordre colonial français. Au final, et malgré tous les clichés et les quolibets, c’est bel et bien ce peuple qui s’est révolté le premier et a chassé son tyran. C’est ce peuple qui a permis aux Arabes d’ouvrir une nouvelle page dans leur Histoire.
Une autre raison qui disqualifie cette formule du jasmin est qu’elle renvoie à la propagande du régime déchu. En Tunisie, le nom de cette fleur a été mis à toutes les sauces durant deux décennies. Il a été usé à la corde par l’insupportable logorrhée officielle, cette «novlangue inédite, hybridation monstrueuse de verbiage technocratique, de lexique pompeux et d’usage délirant de la majuscule», comme l’a décrit Myriam Marzouki, metteur en scène et fille du désormais président Moncef Marzouki 

Une expression liée au régime Ben Ali

Un «gloubi-boulga» absurde chantant la gloire du parrain et décrivant une terre paradisiaque qui n’existait que dans les catalogues touristiques ou les brochures de l’Agence Tunisienne de Communication Extérieure (ATCE). «Le pays du jasmin et du partage», «le tourisme au pays du jasmin et de la tolérance», «l’esprit du jasmin», «l’insouciance au pays du jasmin», voilà autant de slogans marketing imaginés par les communicants de l’ancien pouvoir dictatorial pour vendre l’image d’un pays idéal et apaisé. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que nombre de ceux qui revendiquent la paternité de cette expression de «Révolution du Jasmin» soient des journalistes longtemps obligés d’user et d’abuser de cette sordide novlangue. Trouver les termes grandiloquents susceptibles de plaire, du moins le croient-ils, aux Occidentaux est devenu chez eux un réflexe pavlovien, une forme de sujétion à un orientalisme bas-de-gamme dont il faudra absolument qu’ils se débarrassent.

J’ai bien conscience que cette formule est plaisante et qu’il est difficile de résister à une telle facilité d’emploi. C’est d’autant plus vrai que cela permet de faire le lien entre les révolutions arabes et la Chine, cette autre dictature où les autorités craignent tellement la contagion qu’elles ont très vite censuré le mot «jasmin» des moteurs de recherche d’Internet. Il n’empêche. Cette expression n’est pas neutre car, en un certain sens, elle perpétue l’esprit de la dictature de Ben Ali. A ce sujet, il faut d’ailleurs rappeler que la presse tunisienne a parlé il y a longtemps de «Révolution du jasmin». C’était en novembre 1987 et durant les semaines et mois qui ont suivi. Ben Ali venait de prendre le pouvoir dans son pays grâce à un «coup d’Etat médical» contreBourguiba. Il est inutile de rappeler ce qui s’est passé ensuite et comment le parfum du jasmin s’est transformé en fumet écœurant…

Akram Belkaïd

mardi

Respect Magazine : Akram Belkaïd: «Être arabe aujourd’hui, c’est s’impliquer»

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Akram Belkaïd: «Être arabe aujourd’hui, c’est s’impliquer»

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20 DÉCEMBRE, 2011
Par: Hassina Mechaï
Akram Belkaïd, journaliste algérien, spécialiste du monde arabe, est l'auteur d' «Être Arabe Aujourd’hui» paru aux éditions Carnetsnord. Dans cet ouvrage, il revient notamment sur les causes du printemps arabe et la place de l'Islam dans ces sociétés. Interview.
Les révolutions arabes ont semblé être pour vous une heureuse surprise ? Vous dites ne pas les avoir vues venir ?
Il s’agit là d’un sentiment humain de déception répétées, on finit par ne plus y croire. Au début des années 2000, je m’étais déjà enthousiasmé pour le mouvement Kifaya en Égypte* ; j’ai cru que ça serait le début du réveil arabe. Mais ces pouvoirs avaient des capacités importantes de résilience... J’ai continué à observer ces sociétés. Rétrospectivement parlant, ce qui s’est passé en décembre a été préparé par une série d’événements : grèves, émeutes locales, immolations. Je pensais que tout bougerait plus tard.
Des livres comme celui d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, en s’appuyant sur des données démographiques objectives, ont pu annoncer l’évolution de ce monde arabe ?
Oui ces deux auteurs ont vu que la transition démographique, la baisse de la fécondité chez les femmes et la hausse du niveau d'alphabétisation créaient les conditions objectives du Printemps arabe. Cependant je reste plus prudent qu’eux, notamment sur leurs prévisions sur l’évolution post islamiste. Je ne suis pas certain qu’on soit définitivement sorti de la tentation islamiste, y compris dans la société tunisienne.
Car le vrai enjeu est l’émergence d’un mouvement de fond, à fois philosophique et politique, de relecture de l’Islam : il nous faut une relecture des textes sacrés à l’aune de la modernité. Historiquement, l’Islam des Lumières a déjà eu lieu dans l’histoire de la pensée musulmane, entre le 9eme et le 12eme siècle : toute une réflexion de savants musulmans décrétant le libre arbitre, la séparation du religieux et du politique. Le monde arabe a donc déjà là un formidable matériau philosophique.
Vous montrez que l’Islam devra être intégré dans cette dynamique nouvelle...
Parce qu’on ne peut nier la réalité sociologique et politique des peuples arabes. L’exemple algérien a montré que la violence éradicatrice n’est pas la solution. Les islamistes ont le soutien d’une partie de la population, on ne peut les écarter du jeu politique. Mais il ne faut pas être naïf. Le mouvement islamiste, même s’il dit s’être amendé, doit être surveillé de près. Je suis dialoguiste, incorporons les dans le jeu politique, même si la tentation radicale existera toujours.
Et puis il y a des éléments qui poussent à l’optimisme, notamment avec l'exemple turc . Ce pays a démontré que des islamistes peuvent gagner des élections sans que rien de grave ne se passe. La Turquie essaye de faire revivre l’influence de l’Empire ottoman. Ce pays a une croissance de 8%, un dynamisme incroyable, il réforme ses institutions et frappe à la porte de l’Europe.
Vous utilisez beaucoup de mots comme hogra (mépris), humiliation, comme si ce printemps arabe était d’abord un formidable appel à la dignité.
Jusque là, la chose la mieux partagée par les peuples arabes était le sentiment d’humiliation ; ce sentiment a fait tomber le mur de la peur et a poussé les gens à réclamer leur droit à la dignité. Désormais les peuples ne vont plus accepter qu’on leur impose la figure du maître absolu et sa famille au pouvoir. C’est d’abord un appel à la Karama, la dignité. D’ailleurs ce sentiment a été longtemps et habilement exploité par les dictateurs arabes, et canalisé contre Israël. Pourtant, ceux qui sont humiliés par Israël sont les Palestiniens, pas le chômeur algérien ou tunisien. Lorsque ces derniers revendiquaient une meilleure vie, on leur disait d’attendre la libération de la Palestine.
Une véritable martyrologie de Bouazizi a été construite après sa mort ? Y a-t-il une mythologie, un story-telling de ce Printemps Arabe ?
Complétement. Une mythologie qui participe de l’histoire de ce mouvement de fond. Il n’en demeure pas moins que le supplice de cet homme par le feu a déclenché un mouvement de protestation nationale, en Tunisie d’abord, et puis dans d’autres pays. C’est un storytelling utile. Et puis, il faut garder à l’esprit l’individu lui-même : quel désespoir fallait-il pour s’immoler par le feu… Certes, il y a eu construction médiatique de ce printemps arabe, des choses demeurent inconnues comme le rôle de l’armée tunisienne ou des think tanks américains. Mais des gens sont bien morts sous les balles, un homme est mort brulé vif. 

Qu’est-ce que ce Printemps arabe dit de l’Occident ?
Il a été saisissant de voir que les gouvernements européens ont présenté ces bouleversements comme des équations liées à l’immigration. Cela a révélé une absence totale de solidarité et une collusion avec des régimes dictatoriaux soutenus à bout de bras au nom de la lutte contre l’islamisme et l’immigration clandestine.
Mais il a été également fascinant de constater qu’un pays aussi influent que la France a été, incapable de voir venir tout cela. La position très pragmatique des États unis tranche nettement ; ainsi le discours d’Obama après le départ de Moubarak restera un grand discours, avec intonations à la Lincoln.
Pourquoi l’Algérie semble-t-elle être un trou noir dans ce printemps arabe ?
Ce n’est pas surprenant. De 1988 à 1990, on a parlé du printemps algérien, lequel a débouché sur une guerre civile de 10 ans qui a fait 200 000 morts. L’Algérie est un pays en confrontation permanente ; mais le système sait gérer cela en maniant la carotte financière. Le débat en Algérie se résume ainsi : soit le régime comprend qu’on est en train vivre une période vitale et accepte une remise en cause ; soit on se prépare à des années plus terribles encore que la décennie noire. Une partie de la jeunesse, née avec les émeutes de 88, n’a rien à perdre. L’étincelle peut venir d’elle.
Pour parler comme Montesquieu, comment peut-on être arabe aujourd’hui ?
En investissant le destin de son pays, en refusant de se complaire dans une posture de victimisation, et en s’impliquant dans une démarche de modernisation religieuse et de remise en cause de tabous, notamment dans la séparation du religieux et du politique. Et surtout, on ne peut être arabe sans s’investir dans la question de la place de femme dans société. N’oublions pas, des femmes voilées ou pas, ont manifesté et ont fait aussi ce printemps arabe.
* De l’arabe « ça suffit ! », ce mouvement d’opposition au gouvernement de Moubarak appelait à une démocratisation du système politique.

AKRAM BELKAÏD EN 5 DATES 1987 : Diplomé de l'Ecole nationale d'Ingénieurs et de Techniciens d'Algérie.
1991 : Opte pour le journalisme
1995 : Quitte l'Algérie pour la France.
2005 : Publie Un regard calme sur l'Algérie (Seuil).
2011 : Publie Être arabe aujourd’hui (Carnets Nord)

lundi

Etre Arabe Aujourd'hui, dans l'Humanité

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Être arabe aujourd’hui, d’Akram Belkaïd. Éditions Carnets du nord,  2011, 256 pages, 18 euros.Les révoltes des peuples dans la majorité des pays arabes depuis le printemps 2011 ont incité pas mal d’auteurs à analyser leurs causes. «Je n’avais pas vu venir la révolution», avoue d’emblée Akram Belkaïd. Ce journaliste et essayiste algérien porte un regard critique sur les dirigeants arabes. «Le printemps arabe ne va pas cesser d’être ausculté mais si l’on a un minimum d’honnêteté, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles personne ou presque ne l’a vu venir. Ni les diplomates ni les politologues, et encore moins les journalistes, n’ont été capables de prédire cet événement majeur. Pourquoi ? En ce qui me concerne, je pense que je m’étais habitué au caractère résilient des dictatures.» En rendant hommage à un journaliste libanais assassiné, Samir Kassir, il tranche avec son franc-parler. «En 2005, alors que le monde arabe, déboussolé et traumatisé, se relève à peine des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington ainsi que de l’invasion de l’Irak en mars 2003 par les troupes américano-anglaises, est publié Être arabe (1). Pour moi, c’est une véritable feuille de route, un manifeste, que tous 
les Arabes se devaient de lire et d’intérioriser. 
Ne plus se poser en victime, se prendre en charge, redevenir acteur de sa propre histoire et regarder 
vers l’avenir en assumant pleinement ses droits 
et ses obligations au nom de l’aspiration démocratique. » Jusqu’en janvier 2011, être arabe, c’était se sentir humilié par ses dirigeants, 
impuissant à peser sur l’évolution de son pays. 
Depuis la chute de Ben Ali et de Moubarak, c’est retrouver un sentiment de fierté et réaliser que la dictature et la corruption ne sont pas une fatalité. Akram Belkaïd souhaite que «les Arabes cessent d’attendre l’homme providentiel et qu’ils comprennent que le salut est l’œuvre de tous. 
Trop espérer d’un seul homme finit toujours 
par faire naître un tyran et à mener à la dictature». 
Il dresse un portrait sans concession du monde arabe naissant, mais avec des interrogations : quelle est désormais la place de l’islamisme dans ces sociétés ? 
En quoi la condition de la femme changera-t-elle ? 
La démocratie peut-elle émerger dans ce contexte aux réalités multiples, des émirats du Golfe aux banlieues de Tunis ? Cet ouvrage est un essai de réflexion sur l’avenir de ce bouleversement majeur, qui fait renouer les peuples arabes avec l’espérance démocratique.

(1) Actes Sud/Sindbad, 2005.
Mustapha Hamidouche

vendredi

Du Printemps arabe et de l'islamisme

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Il est étonnant de voir des gens s'étonner (s'affoler ? s'indigner ?) de la victoire des islamistes aux élections (Egypte, Tunisie, Maroc, demain la Libye). Tout cela était prévisible. L'islamisme n'a pas disparu parce qu'il n'a pas été visible lors des premiers temps des révolutions arabes

Extrait d'Etre Arabe Aujourd'hui, page 147 : 

« Tergiverser ou louvoyer avec l’islamisme en croyant qu’il finira pas disparaître de sa belle mort politique et idéologique au profit d’une démocratie apaisée et sécularisée risque d’apporter de cruelles désillusions. En réalité, comme me l’a dit un soufi irakien, ‘rien ne se fera en dehors de l’islam’. Que l’on me comprenne bien, il ne s’agit nullement d’un slogan islamiste mais, à l’inverse, l’expression de la conviction qu’il faudra tôt ou tard, pour qu’une démocratie juste s’installe et perdure, que les musulmans acceptent de s’investir dans une nouvelle exégèse des textes coraniques par le biais d’une renaissance de la pensée islamique ». 

 

mercredi

Les Echos : Le livre du jour

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LE LIVRE DU JOUR

Le propos. Tunisie, Egypte, Libye…De l’Atlantique aux rives du Golfe, le soulèvement des peuples arabes contre leurs dictateurs a eu raison de l’impuissance et de la résignation présumées de populations que l’on avait un peu vite considérées comme définitivement fâchées avec la démocratie. Dans cet essai, AkramBelkaïd revient sur les causes du printemps arabe et s’efforce aussi, loin de tout romantisme, d’en prédire l’avenir.
L’intérêt. « Je n’avais pas vu venir la révolution », avoue aujourd’hui avec sincérité l’auteur. Et pourtant, que de voyages accomplis, que de kilomètres parcourus sur ces terres où il s’est toujours senti chez lui. AkramBelkaïd possède une connaissance intime des pays qu’il a traversés de part en part, qu’il a toujours jugés avec une rare finesse, et souhaite faire partager à ses amis européens sa lecture dépassionnée des événements qui s’y sont déroulés. Il faut donc le lire – et le croire – lorsqu’il évoque les possibles régressions d’un printemps arabe que l’on a peut-être trop idéalisé, ou encore quand il fait part de sa conviction qu’il faudra compter avec les partis islamistes avides de s’installer au pouvoir pour y promulguer des lois conformes à la charia.
« Rien ne sera plus jamais comme avant », concède-t-il cependant, persuadé qu’à terme, c’est bel et bien la fin de dizaines d’années d’humiliations qui s’est jouée lors de ces mois exceptionnels.
L’auteur. Né d’un père algérien et d’une mère tunisienne, ce journaliste et essayiste de talent a toujours clamé sa foi dans une identité et une solidarité panarabes. Installé en France depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, AkramBelkaïd porte un regard particulièrement éclairé et sans concession sur un peuple arabe à qui il demande aujourd’hui « d’être digne de ses sacrifices ».
D. FO.
« Etre arabe aujourd’hui », par AkramBelkaïd, Carnets Nord, 304 pages, 18 euros.

Les Echos, 25 octobre 2011

A lire : le reste de la revue de presse sur Etre Arabe Aujourd'hui 

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France Culture : Existe-t-il encore un nationalisme arabe ?

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France Culture : Du grain à moudre : existe-t-il encore un nationalisme arabe ?



Invité(s) :

Akram Belkaïd, journaliste et essayiste, spécialiste du monde arabe
Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste de l'islam contemporain
Benjamin Stora, historien spécialiste du Maghreb contemporain, des guerres de décolonisations et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe

A lire : le reste de la revue de presse sur Etre Arabe Aujourd'hui

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On ne saura sans doute jamais avec certitude où Mouammar Kadhafi a été enterré. Mais enterrement il y a bien eu, si l’on en croit le Conseil militaire de Misrata. La cérémonie aurait eu lieu hier soir, dans un endroit tenu secret, pour éviter tout pèlerinage sur sa tombe.
Personne ne sait quelle sera la postérité du personnage. Mais pour avoir résisté plus longtemps que les autres, l’ancien dirigeant libyen pourrait finir par incarner, dans la mort, ce qu’il fut incapable d’être de son vivant : le leader du nationalisme arabe.
Le nationalisme arabe : un projet politique (notamment), récupéré, puis dévoyé par un chapelet de régimes autoritaires, si bien qu’avec la disparition de Kadhafi, on peut se demander s’il en reste quelque chose désormais. A moins… que les révolutions de l’année en cours ne traduisent, au contraire, une résurgence de ce besoin d’appartenance à une communauté de destin. Communauté autrefois unie par un fort sentiment d’humiliation, désormais revigorée par la fierté de son émancipation.
Et dès lors, puisqu’en Tunisie comme en Libye, la traduction politique de ces révolutions semble être de permettre aux islamistes d’assumer le pouvoir, peut-on aller jusqu’à considérer que l’islamisme est une des formes de ce nationalisme ? Bref, existe-t-il encore un nationalisme arabe ?

Ecoutez le contrepoint de Julie Gacon. Nous sommes en 1958, Barthélemy Boganda, premier chef du gouvernement de Centrafrique, insiste sur le danger que représente le panarabisme. Sa concrétisation, selon ses termes, réduirait les autres pays africains en satellites de la ligue arabe.

lundi

La Rumeur du monde - 22 octobre 2011

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 Emission La Rumeur du Monde, sur France Culture, samedi 22 octobre 2011



La Revue de Presse sur Etre Arabe Aujourd'hui

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La question syrienne et la Libye

22.10.2011 - 12:45

Libye, Egypte et Syrie ©WIKIPEDIA
La mort du tyran Mouammar Kadhafi a entraîné la montée des protestations en Syrie où se tiennent d’importantes manifestations. Beaucoup de chancelleries pensaient que le pouvoir syrien allait tomber, mais la répression féroce que ce pouvoir a mise en place lui permet de tenir encore. Une révolution est en cours en Syrie, quelle est la nature de ce mouvement ? Alors que les Etats-Unis et l’Europe, en faisant appel à la charte des Nations Unies, ont pu intervenir en Libye, en ce qui concerne la répression syrienne, ils se sont heurtés au veto des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine), notamment. En compagnie d’Henry Laurens et d’Akram Belkaïd, Jean-Marie Colombani et Jean-Claude Casanova s’interrogent sur ce blocage et sur la question syrienne, tout en regardant ce qui se passe du côté de la Libye.

Avec Henry Laurens, Professeur au College de France, titulaire de la chaire Histoire contemporaine du monde arabe, il vient de publier La Question de Palestine, tome 4: Le rameau d'olivier et le fusil du combattant (1967-1982), Fayard, 2011.
et avec Akram Belkaïd (depuis Tunis), journaliste au Quotidien d'oran, Afrique Magazine et Slate Afrique. Il vient de publier Etre arabe aujourd'hui (Carnets Nord, 2011).
Invité(s) :
Henry Laurens, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'Histoire contemporaine du monde arabe. 
Akram Belkaïd, journaliste et essayiste, spécialiste du monde arabe

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jeudi

Présentation de l'ouvrage

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Table des matières

- Avant-propos. Considérations sur un Printemps arabe

- Chapitre 1 - Le réveil, enfin !

- Chapitre 2 - De l'humiliation à la révolution pour la dignité

- Chapitre 3 - Comprendre les raisons du Printemps arabe

- Chapitre 4 - Islamisme et transition démocratique

- Chapitre 5 - Du long combat des femmes arabes

- Chapitre 6 - L'échec des "Dubaï boys"

- Chapitre 7 - Le monde arabe face à l'Occident

- Conclusion. En finir avec le mythe de l'homme providentiel

- Bibliographie sélective


Quelques thèmes abordés par l’ouvrage

· Ne plus parler de « révolution du jasmin »
Dans le premier chapitre, l’auteur rappelle la chronologie des révolutions tunisienne et égyptienne. Il y explique notamment pourquoi il rejette, concernant la Tunisie, l’emploi de la formule « révolution du jasmin » qu’il juge à la fois hors de propos et insultante à l’égard de la mémoire des victimes tombées sous les balles du régime de la police de Ben Ali.
· Les dictatures, première cause de l’humiliation des peuples arabes et de leur revendication de dignité
Le deuxième chapitre revient sur la cause principale du Printemps arabe. Il s’agit de la revendication de dignité engendrée par ce sentiment d’humiliation que partagent, ou partageaient, la grande majorité des peuples arabes. Pour l’auteur, cette humiliation n’est certainement pas due à l’existence d’Israël mais bien au fait que ces peuples ont vécu, et vivent encore pour nombre d’entre eux, sous la férule de dictateurs. La crainte permanente des services de sécurité, la honte et la haine de soi nées des compromissions avec le régime en place ainsi que la colère ont finalement permis aux peuples arabes d’abattre le mur de la peur et d’en découdre avec les régimes en place.
· La revendication du « droit aux droits », la colère contre les kleptocrates et les « répub-monarchies », Al-Jazeera et les réseaux sociaux : autant de raisons du Printemps arabe
Le chapitre trois analyse les autres raisons principales du Printemps arabe. Il y est question d’un mouvement post-colonial pour la citoyenneté et la revendication « du droit aux droits ». Pour l’auteur, le « droit aux droits » prime même sur l’exigence de démocratie puisqu’il en est le préalable. Parmi les autres causes des révolutions arabes, ce chapitre aborde la colère contre les dérives kleptocrates des dirigeants arabes ainsi que leurs ambitions dynastiques (ambitions résumées par le terme djoumloukiya, c'est-à-dire la combinaison entre république et monarchie). Outre le rôle capital d’Al-Jazeera qui, dès le milieu des années 1990, a contribué à diffuser le débat démocratique et à offrir une tribune aux oppositions, le plus souvent clandestines ou persécutées, cette partie revient aussi, en relativisant leur impact, sur les réseaux sociaux sur internet et leur rôle dans la contestation contre les dictateurs. Enfin, l’auteur rappelle que les mouvements islamistes ont, eux-aussi, contribué à saper la légitimité des régimes dictatoriaux en dénonçant notamment leurs dérives mafieuses.
· L’islamisme politique n’a pas disparu pas plus que le djihadisme. Et rien ne sera réglé dans le monde arabe sans exégèse moderniste des textes coraniques. A condition que l’influence wahhabite soit sérieusement combattue.
Le chapitre quatre aborde la question cruciale de la confrontation entre la transition démocratique et l’islamisme politique. L’auteur y explique que ce n’est pas parce qu’il n’a joué aucun rôle durant les premiers temps des révolutions arabes, que l’islamisme a disparu. Bien au contraire, il fait figure de principal danger pour la démocratisation cela alors que de trop nombreux observateurs se sont dépêchés de proclamer le caractère « post-islamiste » du Printemps arabe. Dans les prochains mois, les expériences de transition démocratique vont être confrontées à la montée en puissance des partis se réclamant de l’islamisme politique avec ce que cela comporte comme risque de dérapage comparable à ce qui s’est passé dans l’Algérie des années 1990. Dans le même temps, le djihadisme et le recours à l’action violente au nom de la religion ne sont pas près de disparaître non plus tant les pays arabes restent confrontés à d’importants problèmes sociaux, économiques et politiques.
Pour l’auteur, le monde arabe ne pourra s’engager dans une démocratie respectueuse des droits de toutes les personnes humaines, sans distinction de genre, de race ou de religion, sans une exégèse moderniste des textes coraniques et des lois musulmanes. Le matériau, les travaux philosophiques et théologiques pour cet ijtihad existent et ne demandent qu’à être exploités. Comme lors de la Nahda (Renaissance) du dix-neuvième siècle, ils peuvent contribuer à moderniser les systèmes politiques dans le monde arabo-musulman. A condition, insiste l’auteur, que cessent le prosélytisme wahhabite et la diffusion de cette idéologie moyenâgeuse par l’Arabie saoudite.
Ce chapitre aborde aussi la question du sort des minorités religieuses dans le monde arabe. Pour l’auteur, l’amélioration de leur sort et la fin des persécutions auxquelles elles sont soumises dépend à la fois de l’instauration de régimes démocratiques garantissant le même « droit aux droits » à tous mais aussi de l’avènement de cette exégèse moderniste de l’islam. Cette exégèse devra aussi concerner la normalisation des rapports entre la religion musulmane et les autres croyances.
· Pas de réussite du Printemps arabe sans les femmes. La Tunisie de Ben Ali n’était pas féministe. Il faut mettre un terme à la « dispute du voile ».
Le chapitre cinq aborde la question de la condition des femmes arabes. L’auteur y rappelle que son amélioration est loin d’être gagnée même au lendemain des révolutions. Outre les mentalités misogynes, les partis islamistes sont des facteurs de régression de même que l’influence de l’Arabie saoudite, pays où les femmes n’ont pratiquement aucun droit. Ce chapitre rappelle aussi que, contrairement à une idée répandue, la Tunisie de Ben Ali était loin d’être à la hauteur du legs de Bourguiba en matière de droits de la femme. L’instrumentalisation de la situation des femmes par le régime de l’ancien dictateur risque même de conforter ceux qui, islamistes en tête, entendent aujourd’hui restreindre la place des Tunisiennes dans la société.
· L’expérience néolibérale tentée par les régimes arabes a échoué. Il leur faut trouver désormais une « troisième voie » et veiller à ne pas céder aux exigences des institutions internationales en matière de privatisation et d’ouverture économique.
Dans le sixième chapitre, l’auteur revient sur l’échec des « Dubaï boys », comprendre ces élites arabes qui ont mis en pratique les politiques d’ouverture économique inspirées par les thèses néolibérales. Vouées à l’échec en l’absence de réel Etat de droit et de démocratie, ces politiques n’ont pu empêcher la corruption et la kleptocratie de gangréner la machine économique comme ce fut le cas en Egypte et en Tunisie. Dans cette optique, les transitions démocratiques qui s’engagent devront accorder la priorité aux questions sociales et éviter de céder aux pressions des grands bailleurs de fonds qui, comme à l’époque des dictatures, continuent d’exiger des privatisations et une plus grande ouverture économique.
· Le monde arabe doit apaiser ses relations avec l’Occident et s’inspirer de ce qu’il offre de meilleur. Démocratique ou pas, le monde arabe ne normalisera vraiment ses relations avec Israël que le jour où justice sera faite pour les Palestiniens.
Le septième chapitre revient sur les relations conflictuelles entre le monde arabe et l’Occident. L’auteur estime que le monde arabe gagnerait à prendre conscience de la peur qu’il inspire à l’Occident. De même, doit-il se débarrasser de sa paranoïa à son égard en s’inspirant de ce qu’il offre de mieux non seulement en matière de technologie et de progrès industriel mais aussi sur le plan des idées et des philosophies appelant à repenser le développement et les modes de vie. Le chapitre aborde aussi la question des relations entre le monde arabe et Israël. Pour l’auteur, le fait que de nombreux pays arabes évoluent vers la démocratie ne signifie pas pour autant que ces derniers vont normaliser leurs relations avec l’Etat hébreu. En effet, les peuples arabes restent très attachés à la question palestinienne et ce n’est que lorsque justice sera faite pour les Palestiniens que le monde arabe acceptera Israël.
· En finir avec le mythe de l’homme providentiel qui ouvre la voie à tant de dictateurs
Dans sa conclusion, l’auteur souhaite que les Arabes cessent d’attendre l’homme providentiel et qu’ils comprennent que le salut est l’œuvre de tous. Trop espérer d’un seul homme finit toujours par faire naître un tyran et à mener à la dictature.

Quatrième de couverture

Jusqu'en janvier 2011, être arabe, c'était, entre autres, se sentir humilié par ses dirigeants, impuissant à peser sur l'évolution de son propre pays. Depuis la chute de Ben Ali et de Moubarak, c'est retrouver un sentiment de fierté et réaliser que la dictature et la corruption ne sont pas une fatalité.

Bien loin des idées reçues et de la compassion bien-pensante, Akram Belkaïd fait un portrait sans concessions de ce "nouveau" monde arabe, qui doit encore affronter des questions essentielles à sa reconstruction : quelle est désormais la place de l'islamisme dans ces sociétés ? L'économie sera-t-elle un tremplin ou un frein au développement politique ? En quoi la condition de la femme changera-t-elle ? Les relations entre l'Occident et le monde arabe vont-elles évoluer vers moins d'antagonisme ? Et la plus importante de toutes : la démocratie peut-elle émerger dans ce contexte aux réalités multiples, des émirats du Golfe aux banlieues de Tunis ?

Plus qu'un document analytique, c'est un véritable carnet de route personnel que nous propose ce journaliste algérien, de mère tunisienne, exilé en France. Un témoignage nourri de ses voyages et de ses nombreuses rencontres, ainsi que de son identification forte à un sentiment de solidarité panarabe.

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Avant-Propos

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                           ETRE ARABE AUJOURD’HUI

Avant-propos


                    Considérations sur un Printemps arabe




« Les Arabes doivent aujourd’hui faire un grand travail sur eux-mêmes, en eux-mêmes. Sortir de leur frustration, exprimer leur rage de se voir si impuissants, victimes incomprises, proies d’un ordre inique et partial, mais autrement que par le rêve de restauration d’un passé glorieux, autrement qu’en s’engouffrant dans le repli sur soi et le rejet des autres. Il faut sortir par le haut, c’est-à dire par le futur, ce qui n’impose nullement de s’oublier et de se renier, au contraire. Comment dès lors changer les choses ? En sortir ? Certainement pas en étant convaincu d’être au centre d’une conspiration planétaire relayée par nos régimes. Mais en se battant pour devenir acteurs, par la démocratie, par les droits et les obligations du citoyen, par le respect des libertés individuelles au premier rang desquelles la situation de la femme, ce baromètre infaillible au niveau de la liberté dans une société. »
Elias Sanbar[1].

Hommage à Samir Kassir

En 2005, alors que le monde arabe, déboussolé et traumatisé, se relève à peine des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington ainsi que de l’invasion de l’Irak en mars 2003 par les troupes américano-anglaises, est publié aux éditions Actes Sud Être arabe. C’est un livre d’entretiens où Elias Sanbar, rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, et Farouk Mardam-Bey, directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud, répondent aux questions du journaliste Christophe Kantcheff à propos de l’état du monde arabe[2].

À l’époque de la publication de cet ouvrage, j’étais journaliste au quotidien économique français La Tribune et j’ai recopié le passage ci-dessus pour le diffuser via Internet. Il s’agissait pour moi d’une véritable feuille de route, d’un manifeste, que tous les Arabes se devaient de lire et d’intérioriser. Ne plus se poser en victime, se prendre en charge, redevenir acteur de sa propre Histoire et regarder vers l’avenir en assumant pleinement ses droits et ses obligations au nom de l’aspiration démocratique. Voilà qui rompait avec les sempiternelles lamentations sur le sort injuste fait aux Arabes par leurs tyrans et l’Occident. Surtout, je trouvais que ces entretiens s’inscrivaient dans la même veine féconde et novatrice d’un autre livre fondamental pour la compréhension du monde arabe et pour la réfutation de ce qui serait son déclin immuable.

Il s’agit des Considérations sur le malheur arabe[3], un essai écrit par le journaliste et historien libanais Samir Kassir et publié en France quelques mois avant son assassinat à Beyrouth. Il m’arrive régulièrement d’en relire des passages non sans penser avec mélancolie à ce confrère au caractère entier qui a payé de sa vie son opposition à la domination syrienne sur le Liban. Aujourd’hui, je réalise que celui qui fut l’un des plus brillants éditorialistes du grand quotidien beyrouthin An-Nahar avait certainement compris que le monde arabe, trop longtemps malade de son incapacité à exister autrement que par une référence systématique à son glorieux passé, allait forcément s’éveiller et s’engager dans une nouvelle étape de son Histoire. Loin d’être un énième livre sur le mal-être des peuples arabes et sur leur incapacité à secouer le joug des dictatures, cet ouvrage contenait les arguments pour nous convaincre de la possibilité d’une renaissance.

« [Pour les Arabes], il ne s’agit nullement d’une impossibilité à être après avoir été, y était-il écrit. Si [leur] retour dans l’Histoire universelle a été possible, voici une quarantaine d’années [à l’heure des indépendances], rien ne devrait empêcher que leur sortie du malheur, le jour où ils cesseront d’être au centre d’un monde de crises, les réconcilie avec l’esprit de synthèse qui a été la marque de fer de leur longue histoire. »

Samir Kassir a été perspicace. Cet éveil tant attendu, cette intifada, cet « uprising », au sens où les peuples arabes ont relevé la tête en n’acceptant plus l’humiliation et l’arbitraire imposés par leurs dirigeants, ont fini par arriver. Depuis l’auto-immolation par le feu d’un jeune vendeur de fruits et légumes tunisien en décembre 2010, un vent de contestation sans égal souffle sur le monde arabe qui vit là un moment critique de son histoire. Des despotes sont tombés et d’autres répondent par une violence inouïe aux revendications démocratiques de leurs peuples, sans oublier ceux qui se dépêchent de concéder quelques réformes symboliques et une poignée de subventions pour rester au pouvoir ou sur le trône. À l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait jusqu’où ira ce souffle du changement. Il est clair que rien n’est encore joué. Il est même possible que certaines expériences de transition politique tournent court ou bien débouchent sur le chaos. Mais le pire n’est pas forcément à craindre et il n’est pas interdit d’espérer, voire même de penser que ce sont peut-être la démocratie et l’État de droit qui sont au bout du chemin.

Le Printemps des peuples arabes

En tout état de cause, plus rien ne sera comme avant. Ce qui se passe des rives de l’Atlantique à celles du Golfe arabo-persique est un précédent majeur qui mérite d’être appelé Printemps arabe. On l’aura compris, c’est une analogie avec le grand élan révolutionnaire qui a secoué l’Europe en 1848 et qui a modifié la carte politique du Vieux Continent issue du Congrès de Vienne et de la chute de l’Empire napoléonien en 1815. Ce mouvement, parti de France en février 1848 avec le renversement du roi Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République, a été appelé Printemps des peuples européens car il a profondément ébranlé les autres monarchies européennes et dessiné de nouvelles exigences démocratiques qui allaient perdurer jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale[4].

Certes, ce mouvement d’émancipation n’a pas mené tout de suite ni à la démocratie ni même à la liberté et à la remise en cause d’ordres anciens et inégalitaires. En France, la « République du peuple » telle qu’elle fut célébrée par Lamartine a vite été balayée par « le parti de l’ordre et des possédants », tandis que l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte a conduit au Second Empire. Quant aux espérances d’indépendance ou d’unité des peuples italien, hongrois ou allemand, elles ont dû attendre plusieurs décennies pour se concrétiser. De même, ce bouillonnement démocratique et républicain n’a pas empêché les horreurs de la première moitié du XXe siècle. Mais il reste qu’il a semé la graine de l’espérance démocratique[5]. Le Printemps des peuples européens reste l’une des plus belles pages de l’Histoire de France et d’Europe. C’est un moment où les principes universels des Lumières, dont la liberté et l’égalité, ont été davantage affirmés qu’en 1789.

Que d’acquis ! L’abolition de l’esclavage et l’instauration du suffrage universel (pour les hommes du moins), l’abolition du travail de nuit pour les moins de 16 ans mais aussi l’importance accordée à la liberté d’expression (comme en témoigne la véhémente campagne de presse menée par Victor Hugo contre la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à l’élection présidentielle de décembre 1848). Le Printemps des peuples européens a été une révolution non seulement sociale et politique, mais aussi intellectuelle. Partout en Europe, il a fixé un cap, un horizon à atteindre. Je suis persuadé que les événements qui agitent aujourd’hui le monde arabe relèvent de la même logique. Le temps postcolonial se termine et, avec lui, celui des désenchantements nationaux.

Après avoir recouvré leurs indépendances, les pays arabes, dont l’Algérie, mon pays natal, avaient en effet été incapables de bâtir des sociétés modernes, égalitaires, où la justice et la liberté seraient garanties pour tous, sans distinction de genre ou de religion. Nombre d’entre eux étaient devenus des dictatures impitoyables célébrant un culte archaïque de la personnalité et instillant la peur et l’obligation de délation dans tous les foyers. Ces dictatures dynastiques ont peu à peu perdu de leur légitimité interne, ne subsistant que grâce au soutien militaire, financier et diplomatique d’un Occident soucieux de préserver ses intérêts économiques et obsédé par la nécessité de contrer la menace islamiste. Le monde arabe était politiquement mort depuis quarante ans, incapable de faire entendre sa voix ou de peser sur son destin.

Mais, aujourd’hui, une nouvelle ère commence : Tunisiens, Égyptiens mais aussi Libyens, Bahreïnis, Syriens, Algériens, Jordaniens, Yéménites ou Marocains savent que la liberté n’est plus une chimère. Même si elle est lointaine, ou encore difficile à atteindre, elle n’est plus recouverte par les brumes opaques de la résignation et de cette haine de soi que fait naître la dictature chez tout être humain. Le Printemps arabe ne fait que commencer et son champ des possibles est immense. Bien sûr, les tyrans qui sont encore au pouvoir vont exercer davantage de violence et commettre bien des horreurs pour ne pas être emportés par le vent de l’Histoire. Bien sûr, il y aura des régressions, des guerres civiles et des coups d’État militaires. Mais il est des défaites qui préparent la victoire. Proclamer dès à présent, avec dépit et résignation, l’échec du Printemps arabe est tout simplement prématuré, comme l’a si bien écrit le journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud[6].

« Les balles franquistes qui tuèrent Federico Garcia Lorca le 19 août 1936 près de Grenade n’ont jamais fait taire ses poèmes. Notamment ce vers où Lorca, évoquant la politique, suggère aux poètes de “plonger dans la glaise jusqu’à la ceinture pour aider ceux qui cherchent les lys”. Les tracts-lys qui furent distribués hier à Tunis ou au Caire ou le sont encore aujourd’hui, de Benghazi à Damas en passant par Sanaa, auront la même fonction (fécondatrice) que le Canto jondo (chant profond) andalou de Lorca. Ils habitent désormais la conscience du monde et nous interdisent de parler d’échec ou de “reprise en main”. »

Le livre d’un arabe à l’identité multiple

Cet ouvrage est un essai de réflexion sur les raisons et l’avenir possible de ce bouleversement majeur, qui fait renouer les peuples arabes avec l’espérance démocratique. J’ai préféré l’écrire à la première personne[7], car je ne peux nier le fait que ces événements me concernent et que je ne les vis pas uniquement à travers le prisme du journalisme, profession que j’exerce depuis deux décennies. Né et ayant vécu la majeure partie de ma vie en Algérie, de père algérien et de mère tunisienne, je revendique mon appartenance au monde arabe dans son acception la plus large, c’est-à-dire une sphère d’identités multiples, concentriques, reliées entre elles par des liens linguistiques, culturels, historiques et religieux.

Je suis arabe mais je suis aussi berbère, comme l’est la grande majorité des habitants du Maghreb central. Si je le précise, c’est que j’ai bien conscience que la revendication d’appartenance au monde arabe est délicate dans un contexte où la question de l’identité algérienne, voire maghrébine (car cette question se pose aussi pour les Marocains), est loin d’être réglée en raison de l’antagonisme entre arabophones et berbérophones. Être berbéro-arabe – puisque telle est à mon sens la définition la plus juste de l’identité algérienne – et revendiquer sa propre part d’amazighité (l’identité berbère) ne m’empêche pas de me réclamer aussi d’un monde qui va du Maroc au sultanat d’Oman et dont l’héritage culturel et religieux mais aussi politique est d’une richesse immense.

L’emploi de la première personne est aussi une manière de montrer que je n’entends surtout pas tomber dans le piège de l’essentialisme. Je parle en mon nom propre mais je suis tout de même persuadé que nombreux seront les Arabes, d’où qu’ils viennent et où qu’ils soient, qui se reconnaîtront dans mon propos et mes analyses. J’ajoute à cela que je ne suis pas un chantre de l’union arabe ou un militant forcené de l’arabisme. Exception faite du Maghreb central, où, à mon avis, un rapprochement entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie fait sens à cause de la parenté de leurs peuples, je ne crois pas aux discours unionistes. C’est d’autant plus vrai que ces envolées plus ou moins lyriques ont toujours été démenties par l’hypocrisie des chauvinismes nationaux et par les ambitions démesurées de dirigeants peu désireux de partager leurs pouvoirs.

Pour moi, le temps de Nasser est bel et bien révolu et, avec lui, celui des rêves d’un monde arabe entièrement réunifié et soudé autour d’un seul projet politique[8]. Mais, dans le même temps, cela ne m’empêche pas d’éprouver un fort sentiment d’appartenance et de solidarité panarabe. Je me considère chez moi dans tout le Maghreb. À Marrakech, on me prend souvent pour un Baïdaoui (habitant de Casablanca) ou, plus souvent encore, pour un Oujdi (habitant d’Oujda). À Tunis ou à Sfax, je peux très bien passer pour quelqu’un du Sud tunisien ou de la région centrale du Kef. Au Caire, comme à Damas ou même à Mascate, une fois passé le contrôle tatillon de la police aux frontières, je me sens en visite chez des parents plus ou moins éloignés mais toujours accueillants. Je fais alors partie du pays. J’y comprends et j’y partage les attentes et les émotions de ses habitants.

En mai 1991, j’ai passé quelques jours dans le petit village montagnard de Mashta al-Helou en Syrie. Un matin, pour une raison que j’ignore encore, ordre fut donné à tous les étrangers de quitter l’hôtel où je résidais. Je ne me suis pas senti concerné et quand, dans la soirée, deux policiers en civil sont venus frapper à la porte de ma chambre pour m’intimer l’ordre de déguerpir, je n’ai rien trouvé d’autre à dire que « ana djazaïri, idhane sûri », je suis algérien donc syrien. Non seulement, cette phrase a faire rire aux éclats ces représentants de l’ordre mais elle m’a permis de prolonger mon séjour et de bénéficier du tarif avantageux réservé aux seuls clients syriens…

Dans le même temps, ce livre est aussi celui d’un franco-maghrébin, ou de manière plus large d’un euro-maghrébin, voire d’un euro-arabe ou même, comme je l’ai vu écrit sur certains forums électroniques, d’un « eurabe ». C’est l’ouvrage de quelqu’un qui vit en France depuis le milieu des années 1990 et qui n’a eu de cesse d’ausculter et d’analyser – en les vivant souvent au quotidien, et parfois dans la difficulté ou le désarroi – les différends et les incompréhensions entre l’Occident et le monde arabe. C’est pourquoi je m’adresse tout autant à un lectorat arabe que non-arabe en espérant que mon point de vue et mes analyses contribueront à lever les malentendus et à résorber les ignorances réciproques.

Enfin, cet ouvrage est bien entendu celui d’un journaliste-reporter, d’un chercheur qui s’est souvent rendu au Maghreb, au Machrek et au Khaleej (Golfe). En m’emmenant des montagnes de l’Atlas marocain ou du Sinaï aux ports de Sohar et d’Aqaba, en passant par les camps palestiniens du Nord-Liban, les bidonvilles de Casablanca ou les hôtels cossus de Dubaï, chacun de mes reportages sur la vie quotidienne des Arabes m’a apporté son lot d’observations sur l’archaïsme des systèmes politiques en place, tout comme leur échec quasi-général et la désespérance qu’ils engendraient. À chaque fois ou presque, je faisais le même constat. Partout régnaient le manque de liberté, l’humiliation, ainsi que la peur, parfois irrationnelle mais ô combien compréhensible, des moukhabarates, les services de sécurité.

J’ai en tête des dizaines d’exemples et, puisque je viens de parler de la Syrie, je souhaite évoquer une autre anecdote relative à ce pays et dont le souvenir m’est bien plus douloureux que celui de mon séjour à Mashta al-Helou. C’était à Damas, en mars 1995. Je déambulais dans la vieille ville avec un guide et son fils, étudiant en lettres modernes, qui se destinait à une carrière d’écrivain. Sur une petite place, non loin de l’ancien quartier juif, des collégiens se sont mis à hurler « Bachar, ya Bachar ! Haya lil’âmali ! » (Bachar, ô Bachar, il est temps de se mettre au travail.) C’était la chanson générique d’un dessin animé célèbre dans tout le monde arabe, mettant en scène une abeille nommée Bachar. Il faut se souvenir que la Syrie était encore dirigée par Hafez al-Assad et que son fils Bachar faisait déjà figure de successeur.

Le chant des collégiens, insolent mais bon enfant, nous a fait sourire, mes accompagnateurs et moi, jusqu’à ce que surgissent plusieurs hommes en civil, matraques télescopiques à la main. Les coups, d’une rare violence, ont commencé à pleuvoir et la petite bande, terrorisée et en sang, s’est dispersée en hurlant de douleur. Nous avons assisté en silence à cette scène qui n’a duré que quelques minutes. Interdits, nous partagions le même sentiment d’impuissance et la même colère. Nous étions frères en terre d’arbitraire car cela aurait très bien pu se passer à Alger, à Tunis, au Caire ou à Bagdad.

Je n’ai pas vu venir la Révolution

Le Printemps arabe ne va pas cesser d’être ausculté mais si l’on a un minimum d’honnêteté, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles personne ou presque ne l’a vu venir. Ni les diplomates ni les politologues, et encore moins les journalistes, n’ont été capables de prédire cet événement majeur. Pourquoi ? En ce qui me concerne, je pense que je m’étais habitué au caractère résilient des dictatures. Pour m’être si souvent enthousiasmé par le passé et avoir ensuite déchanté, je ne me suis pas rendu compte que ma vision commençait à être empreinte de cynisme et de scepticisme. Ainsi, quand le mensuel Afrique Magazine, auquel je collabore, a publié à l’automne 2010 un dossier sur les bloggeurs et bloggeuses tunisiennes – dont plusieurs ont été arrêtés par la suite pendant les événements de janvier 2011[9] ! –, je n’y ai accordé qu’une attention polie, doutant de la capacité de ces acteurs à ébranler la dictature de Ben Ali et, même, d’être capable de déjouer les tentatives de récupération que cette dernière n’hésiterait pas à déployer.

Qu’il s’agisse de l’Algérie ou d’autres pays arabes, je ne pense pourtant pas avoir fait preuve d’indulgence à l’égard des pouvoirs. Je n’ai jamais cru en leurs intentions « sincères » en matière de démocratisation ou d’ouverture du champ politique, et je ne cesserai jamais de dénoncer leurs turpitudes et de plaider pour les droits des peuples. Mais, trop habitué à suivre et à commenter les dérives d’une opposition fragmentée et impuissante, j’ai fini par intégrer l’idée de l’échec programmé de toute tentative de remise en cause du système en place. Surtout, je n’ai pas suffisamment prêté attention aux « signaux faibles ». Qu’il s’agisse du mouvement social égyptien qui a débuté en 2006, ou de celui de Gafsa en Tunisie en 2008, voire encore des premières immolations par le feu au printemps 2010, toujours en Tunisie, j’ai à chaque fois suivi cette actualité en la comprenant comme une énième preuve du sort difficile des peuples arabes et non comme un évènement qui pourrait amener la Révolution.

Cette vision pessimiste des choses a été renforcée chez moi par une autre réalité. Si je n’ai pas vu venir la Révolution, c’est aussi parce que le monde arabe souffre d’un défaut de couverture médiatique. Bien sûr, je regarde Al-Jazeera. Certes, je passe mon temps à sillonner cette région, mais je ne cesse de perdre des sujets en route, n’ayant pas la possibilité de les approfondir faute de publication possible. Que de matière perdue, que de thèmes de reportage ignorés ou remisés à plus tard… À mon arrivée en France en 1995, j’ai très vite compris que si je souhaitais continuer à faire mon métier de journaliste, il valait mieux que je me trouve d’autres champs d’investigation. Quand la demande n’existe pas et qu’on est forcé d’élargir son intérêt à de multiples régions, on est forcément moins attentif aux évolutions de fond. On néglige les informations qui viennent du Delta du Nil ou du cyberespace tunisien.

De plus, tout sujet novateur qui irait à l’encontre du ressenti général n’est pas simple à imposer. Jusqu’à janvier 2011, il était difficile de parler du monde arabe autrement qu’en choisissant les angles convenus (islamisme, terrorisme, sort des femmes, crise économique…). C’est d’autant plus vrai que le journaliste en France doit aussi lutter contre l’image générale de cette région, diffusée par des experts médiatiques qui se pensent omniscients, capables de discourir sur les montagnes afghanes avant de passer à l’Algérie pour ensuite analyser la situation libanaise ou la crise politique mauritanienne, et cela toujours sous le même prisme de la menace islamiste. Qu’importe si certains de ces spécialistes sont incapables de parler arabe, ou du moins de le lire (imagine-t-on un spécialiste de la Chine ne pratiquant pas le mandarin ?), ce sont eux qui donnent le « la » pour le choix des sujets médiatiques. Comme l’explique le journaliste Dominique Vidal, « certains intellectuels se spécialisent dans un petit segment de la réalité. À tel point qu’ils font penser à cette expression allemande très imagée : les Fachidioten, autrement dit les “idiots spécialisés” qui empêchent toute vision et pensée globale[10]. »

Pour être franc, je dois aussi avouer qu’à la longue, mes reportages dans le monde arabe m’ont rendu impatient. « Ça n’avance pas et ça ne fait qu’empirer », disais-je à chacun de mes retours à Paris. Petit à petit, je me suis laissé envahir par la distanciation et le désintérêt : c’était la seule façon de m’immuniser contre le mal-être arabe. C’est pourquoi ce livre est une manière de renouer avec un monde où plongent mes racines. Désormais, mon état d’esprit est bien moins sceptique que par le passé mais il reste encore prudent voire peptimiste ou pessoptimiste – c’est-à-dire à la fois pessimiste et optimiste –, pour reprendre les termes de l’écrivain israélien arabe Émile Habibi[11]. Et seul le temps dira de quel côté la balance va pencher.

Genèse, enjeux et ennemis du Printemps arabe

Cet essai entend donc à la fois analyser les causes profondes du Printemps arabe et examiner, sous des angles thématiques, les changements que celui-ci pourrait induire, mais aussi ce qui est susceptible de conduire à son échec. Le premier chapitre est un préambule qui revisite les premiers et grands moments des révoltes tunisienne et égyptienne grâce auxquelles le souffle du changement s’est propagé dans presque tout le monde arabe. Je me pencherai ensuite sur les causes profondes de ces évènements, en revenant tout d’abord sur la grande raison structurelle: l’humiliation aux multiples facettes infligée aux peuples arabes par leurs dirigeants. C’est en effet elle qui détermine la nature essentielle de ce Printemps puisque les révoltes populaires ont été menées avant tout au nom de la dignité.

Mais cette humiliation n’est pas l’unique explication. D’autres facteurs ont provoqué ou accéléré cet éveil que personne n’a vu venir. J’insiste beaucoup sur l’exigence grandissante du droit aux droits, cette revendication universelle étant le préalable à toute démocratisation du monde arabe. On peut également citer le ras-le-bol généralisé contre les ambitions dynastiques des dirigeants et l’avidité sans limites de leurs proches, le rôle précurseur des activistes des droits de la personne humaine, celui – décisif – des cyberactivistes, sans oublier l’influence majeure de la chaîne de télévision Al-Jazeera dans l’avènement et la diffusion des revendications démocratiques.

J’ai aussi souhaité m’intéresser aux enjeux de ces révolutions et aux questions qu’elles auraient à traiter, en commençant par la religion. À mon sens, l’islamisme politique demeure la principale menace susceptible de faire échouer cette marche vers la démocratie. Je ne nie pas la possibilité de la sécularisation de nombre de courants persuadés que « l’islam est la solution » alors qu’hier encore, ils s’opposaient à la démocratie ou en avaient une vision très restreinte. Mais je reste persuadé que la démocratisation ne peut être pérenne sans une renaissance de la pensée islamique et une adaptation des textes coraniques au monde moderne.

Aujourd’hui encore, cette exégèse est durement combattue par le très influent wahhabisme saoudien, idéologie rétrograde qui se diffuse largement grâce aux pétrodollars, et dont se nourrissent nombre de courants extrémistes. Je pense aussi qu’il est impossible d’envisager la réussite du Printemps arabe sans que n’ait lieu un changement majeur de la situation des femmes arabes. C’est pourquoi je m’attache à montrer que la révolte des peuples et la chute des tyrans ne signifie pas forcément que la bataille pour l’amélioration de la condition de la femme arabe sera facilement gagnée. Et cela y compris dans un pays comme la Tunisie, qui fait figure de modèle dans le monde arabe en matière de droits de la femme.

Après les questions religieuse et sociale, il me faut aborder un autre enjeu crucial du Printemps arabe, à savoir le défi économique posé aux pays qui s’engagent dans une transition démocratique. Quel modèle ces derniers peuvent-ils adopter, voire inventer ? Comment vont-ils financer leur développement ? Dans un monde marqué par le triomphe des thèses néolibérales, à peine remises en cause par la crise financière de 2008, le risque est grand de voir la Tunisie ou l’Égypte opter pour des politiques économiques qui aggraveront les inégalités sociales et qui, au final, saperont les fondements de leur démocratie naissante.

Je terminerai cet ouvrage sur un ton prospectif, en m’interrogeant sur l’évolution des rapports entre le monde arabe et l’Occident (plus particulièrement la France). Pour triompher, le Printemps arabe doit en effet, selon moi, se nourrir de ce que l’Occident a de mieux à offrir en matière de réflexions philosophiques, mais aussi politiques, pour penser un monde plus juste, moins pollué et moins soumis aux errements des marchés financiers. Certes, le passif est lourd et il sera difficile d’oublier que nombre de gouvernements occidentaux ont accueilli avec froideur, pour ne pas dire avec hostilité, les révoltes arabes. Mais, pour avancer, les Arabes doivent cesser de ne voir dans l’Occident qu’un acteur machiavélique mû par ses intérêts et des desseins impérialistes.

Au terme de cet essai, j’aurais souhaité convaincre mes lecteurs d’abandonner ce que je considère comme étant la pire régression des mentalités du monde arabe. Il s’agit d’en finir une bonne fois pour toute avec le mythe de l’homme providentiel. C’est la condition pour qu’à terme de nouveaux tyrans et dictateurs ne ressurgissent pas pour détruire les promesses démocratiques du Printemps arabe.




[1] Être arabe, Entretiens avec Christophe Kantcheff, Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Actes Sud/Sindbad, 2005.
[2] Elias Sanbar est un historien, poète et essayiste palestinien. De lui, on peut lire le Dictionnaire amoureux de la Palestine (Plon, 2010) et Palestine, le pays à venir (L’Olivier, 1996). Il a aussi traduit les poèmes de Mahmoud Darwich dont La Terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999 (Gallimard, 2000). Farouk Mardam-Bey est un bibliothécaire, historien et éditeur franco-syrien. Parmi ses livres, on peut citer Le droit au retour. Le problème des réfugiés palestiniens (Actes Sud, 2001) et Sarkozy au Proche-Orient (Actes Sud, 2010).
[3] Actes Sud/Sindbad, 2004. Samir Kassir (1960-2005) est aussi l’auteur d’un ouvrage de référence sur la capitale libanaise, Histoire de Beyrouth (Fayard, 2003).
[4] Après trois jours d’émeutes à Paris, la chute de la monarchie françaisele 24 février 1848 provoque des soulèvements en Autriche, en Hongrie, dans la péninsule italienne et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne, au nom de l’unité nationale. À Vienne, l’empereur Ferdinand Ier de Habsbourg concède une constitution libérale, ce qui encourage les peuples allemand et hongrois à demander leur indépendance.
[5] Pour une analyse du Printemps arabe et de ses similitudes avec d’autres événements historiques, lire Le 89 arabe de Benjamin Stora, entretiens avec Edwy Plenel, Stock, 2011.
[6] « Le “chant profond” du printemps arabe », Le Nouvel Observateur, 21 avril 2011.
[7] J’ai déjà adopté cette approche dans Un regard calme sur l’Algérie, Seuil, 2005.
[8] Gamal Abdel-Nasser (1918-1970) a été le deuxième président de la République d’Égypte (1956-1970). Fondateur du Mouvement des officiers libres qui a déposé le roi Farouk en juillet 1952, il est considéré comme l’un des plus, sinon le plus, importants hommes politiques du monde arabe contemporain. Outre de grandes réformes (nationalisations, réforme agraire, droit à l’éducation pour tous les Égyptiens) et une modernisation à marche forcée de son pays, Nasser a surtout été le grand inspirateur de tous les mouvements nationalistes arabes et panarabes.
[9] Tunisie, la next génération, novembre 2010.
[10] « Le Printemps arabe est une intifada », propos recueillis par Henrik Lindell, Témoignage chrétien, 2 juin 2011.
[11] Les aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste, Gallimard, 1987.